Organisé pour la première fois par le musée national Eugène-Delacroix et par le Prix littéraire des Grandes Ecoles, le Prix de la Nouvelle Delacroix a, nous nous en réjouissons, attiré de nombreux jeunes talents. Trois œuvres insignes du musée avaient été proposées comme source d’inspiration : Le Portrait de Richard de La Hautière, Madeleine dans le désert, Le cardinal de Richelieu disant la messe au Palais-Royal. La Madeleine dans le désert, le beau tableau présenté par Delacroix au Salon de 1845, puis à l’Exposition universelle de 1855, a inspiré la plupart de ceux qui ont concouru ; les trois textes primés par le Jury – qui réunissait des professionnels de l’édition et des étudiants – l’avaient choisi.

L’œuvre, certainement, invite à la digression littéraire. Par sa beauté, par son étrangeté, par l’équivoque délibérée que Delacroix crée entre extase amoureuse et pâmoison religieuse, entre Eros et Thanatos, elle offre toutes les libertés d’interprétation. Les trois lauréats – Clément Tonon avec Majdala, Clotilde Ravel avec J’attends Madeleine, Ariane Hahusseau avec Le Reflet de la Madeleine – ont, avec brio et sensibilité, su jouer de cette équivoque. L’intemporalité de l’œuvre les a également séduits. « Cette belle tête de femme renversée », comme l’écrivait Charles Baudelaire, dont ce fut l’œuvre préférée du peintre qu’il admirait entre tous, échappe à tout enfermement temporel. Elle est de tous les temps ; le temps des premières décennies de la chrétienté, par son sujet, le temps de sa réalisation, le milieu du XIXe siècle, mais aussi, le nôtre. Madeleine, ainsi, peut être la Majdala syrienne réfugiée de Clément Tonon, la femme aimée de Clotilde Ravel, le modèle de Delacroix d’Ariane Hahusseau.

C’est avec beaucoup d’émotion et de joie que j’ai lu leurs beaux textes, comme l’ensemble de ceux qui nous avaient été soumis. Leurs créations littéraires témoignent de la richesse des talents d’aujourd’hui, de leur liberté de ton et de jugement. Elles soulignent aussi, et je m’en réjouis fort, la force de l’admiration que l’art d’Eugène Delacroix suscite, encore et toujours, auprès des artistes, peintres et écrivains. Elles donnent ainsi tout leur sens à l’aventure du musée Delacroix, fondé à la fin des années 1920, par la Société des Amis d’Eugène Delacroix, qui réunissait, sous la présidence de Maurice Denis, nombre des grands peintres de son temps, Henri Matisse, Paul Signac, Edouard Vuillard, Georges Desvallières, notamment. Créé en hommage à la création du peintre, et de l’écrivain, que fut Delacroix, le musée porte haut aujourd’hui, grâce aux talents de Clément, Clotilde et Ariane, la vivacité de son esprit.

Je suis très heureuse de partager avec vous ces trois textes et suis enchantée de vous retrouver, l’année prochaine, pour la deuxième édition du Prix de la Nouvelle Delacroix.
A vos plumes !

Dominique de Font-Réaux
Directrice du musée national Eugène-Delacroix


Le premier Prix de la Nouvelle Delacroix a été attribué à Clément Tonon pour Majdala
Lire Majdala :

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Le Deuxième Prix de la Nouvelle Delacroix a été attribué à Clothilde Ravel pour En attendant Madeleine
Lire En attendant Madeleine :

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Le Troisième Prix de la Nouvelle Delacroix a été attribué à à Ariane HahusseaupourLe reflet de la Madeleine
Lire Le reflet de la Madeleine :

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Consultez :
http://prixlitterairedesgrandesecoles.com/accueil/
https://www.facebook.com/plge2015/?fref=ts

Majdala
Prix de la nouvelle Delacroix – Cllément Tononl – Premier prix
Clément Tonon est né en 1993 et vient de Castelnaudary, dans le sud de la France. Après deux années de classes préparatoires au Lycée Louis-le-Grand à Paris, il intègre HEC, puis Sciences Po, envisageant une carrière diplomatique. Passionné d’art et de littérature, s’essayant à plusieurs genres littéraires, Clément a pu associer ces deux violons d’Ingres grâce au Prix de la Nouvelle Delacroix dont il est le premier lauréat.

MAJDALA

Le camp d’Al Zaatari avait depuis longtemps acquis pour ses occupants un statut de purgatoire, d’entre-deux existentiel dont la nature profonde n’échappait pas longtemps à quiconque passait ses portes de tôles brûlantes. Ses habitants semblaient des ombres dont même la satisfaction des besoins les plus élémentaires, qui offre généralement à l’existence une animation minimale, ne suffisait pas à éveiller le regard. A Zaatari, tout était mécanique, singulièrement insensé : la dynamique de la fuite, la vie intense du réfugié en marche, luttant pour sa survie à travers des territoires hostiles - images d’Epinal vivaces au sein d’un Occident toujours romantique - avaient depuis longtemps disparu. Seul demeurait le flegme bovin du parcage. Les hommes passaient de longues heures dehors à jouer, fumer ou regarder pénétrer dans Zaatari des camionnettes poussiéreuses convoyant, chaque jour, leur lot de nouvelles âmes déracinées qui seraient replantées dans le terreau vicié du camp. Quelle que fut leur activité, boire le thé ou tuer un homme, leur visage ne connaissait que l’expression d’une profonde et irréductible indifférence. Les femmes apparaissaient rarement hors des tentes grises et des baraques en fer blanc. Quelques-unes d’entre elles cependant, des Syriennes pour la plupart, étaient connues d’une foule dont l’anonymat était pour ainsi dire la condition. Non pas que le plaisir qu’elles apportaient aux hommes du camp fut d’une nature supérieure à celui de tirer sur un narguilé usé ou de faire cuire un insecte sur la tôle surchauffée d’un baraquement ; non, le plaisir de la chair avait depuis longtemps été oublié à Zaatari ou, peut-être, dépouillé des agréments psychologiques qui lui donnaient son lustre en temps normal. On allait voir ces femmes car, en échange de quelque menue monnaie, elles révélaient par leur abandon silencieux et résigné l’ampleur de la chute. Elles étaient un vertige. Non pas celui, vulgaire, que tous avaient connu par le passé, qui vient avec la faute ; un vertige d’une nature plus tragique, qui montait avec la conscience aigüe que la faute n’existait plus. C’est un monde sans péché que ces prostituées d’occasion révélaient aux hommes de Zaatari, un monde abandonné des autres hommes et du ciel, dont une licence sans jugement ni châtiment réglerait l’existence, jusqu’à la fin des temps.
L’une de ces femmes avait la peau claire qu’ont parfois les Syriennes, une chevelure sombre et épaisse qui lui tombait jusqu’aux reins. La blancheur de sa peau, sa bouche lascive et ses yeux tristes en auraient fait une recrue de choix pour les harems saoudiens qui venaient parfois grossir leurs rangs dans ces enclos titanesques. Elle aurait même pu tirer une petite fortune de son commerce charnel – à l’échelle toute relative de l’économie primitive du camp – s’il lui avait plu de se vendre à sa juste valeur à ses apathiques clients. Mais l’argent lui importait peu et elle savait que la beauté n’avait de toute façon pas grande valeur à Zaatari : les nouveaux arrivants étaient encore prêts à débourser plus qu’ailleurs pour la plus jolie des « filles » mais elle n’était bientôt plus qu’une occupation comme les autres qu’on s’étonnait même de devoir monnayer – et que souvent on ne monnayait pas. Majdala – c’était son nom – avait atterri à Zaatari des mois plus tôt et faisait partie des premiers arrivants. Elle disait avoir oublié ce qu’elle faisait avant la guerre ; on devinait, à son jeune âge, qu’elle n’avait pu avoir alors qu’une occupation d’enfant. Dans le monde clos et vain du camp, où toute différenciation liée à l’âge, au sexe, ou à la condition sociale avait disparu, cela n’avait plus d’importance. L’existence de Majdala n’avait qu’une utilité symbolique à Zaatari : elle était devenue l’allégorie d’une société radicalement nouvelle, l’emblème d’un monde sans pardon ni transcendance où les psalmodies qu’on entendait parfois n’avaient pas plus de signification qu’une invective lancée aux nuages. Elle symbolisait la fin d’une humanité consumée dans la fuite et évaporée dans l’attente.
Majdala se plaisait à déambuler dans le camp à la nuit tombée. Elle aimait observer l’environnement bigarré du camp, à l’heure où la chaleur cessait d’accabler un peu plus les damnés de Zaatari. Tout dans cet endroit fonctionnellement éphémère, bâti de bric et de broc, où rien n’était fait pour durer très longtemps, avait paradoxalement un parfum d’éternité. Les occupations du soir ne différaient en rien de ce qu’elles avaient été le matin ; les visages, s’ils changeaient en fonction de nombreuses arrivées et de rares départs, avaient tous la même expression de résignation presque majestueuse. Majdala avait depuis longtemps cessé d’envisager un avenir à l’extérieur du camp et sa conception même du temps était altérée par la pesanteur de la vie à Zaatari : si le fuyard est mû par un temps sagittal qui s’écoule vers le salut ou vers la mort, les réfugiés du camp étaient comme happés par un temps cyclique, dont personne ne voyait la fin ni le sens. Majdala n’imaginait plus la possibilité d’un ailleurs ; sa vie était prise dans une cruelle unité d’espace et de temps qui étouffait l’idée même de l’espoir. Vivre à Zaatari au milieu de cette foule c’était paradoxalement comme vivre dans un désert, qui abrutissait les corps et desséchait les âmes.
Un jour, un enfant arriva dans le camp avec une toux étrange. Une semaine plus tard la maladie s’était répandue dans les ruelles insalubres de Zaatari ; les hommes, déjà, commençaient à brûler les corps qui s’amoncelaient par dizaines dans les baraques. La fumée putride qui se dégageait de ces bûchers improvisés imprégnait les tissus et les chairs d’une odeur pestilentielle. Zaatari exhalait le parfum âcre de la mort : c’était comme si le camp tout entier, colossale charogne, entrait en décomposition.
Les malades avaient été rassemblés dans un hôpital de fortune tenu par quelques volontaires internationaux qui ne pouvaient que constater, impuissants, que la promiscuité dans le camp rendait impossible la lutte contre l’infection. Il n’en fallait pas plus pour que toutes les superstitions, qui s’étaient éteintes dans l’atmosphère blasée du camp, ressurgissent dans Zaatari l’impie aussi soudainement qu’elles avaient disparu. Les hommes priaient à nouveau, à genoux dans le sable ; les femmes, en larmes, imploraient bruyamment la miséricorde divine ; sous les tentes résonnaient psaumes et louanges dont la ferveur sincère tranchait avec l’habituelle désinvolture des sermons de Zaatari. Majdala ne priait pas. Elle n’en avait pas le temps. Elle avait été l’une des rares femmes du camp à se porter volontaire pour aider à l’hôpital de campagne et ses journées, autrefois engluées dans la routine, se consumaient maintenant dans l’action. Le soir, épuisée, elle se laissait tomber sur son matelas de fortune et s’endormait avec un air que les rares hommes qui venaient encore la visiter ne lui avaient jamais vu. Car Majdala mettait un zèle démesuré à s’occuper des malades. Elle s’oubliait dans son empressement à les aimer. Elle se tuait à la tâche. Ces corps moribonds et putréfiés avaient détruit, à ses yeux, les murailles du camp qui l’empêchaient de voir le monde. Ils l’enivraient de sens. Elle les aimait avec une rage et une passion qui lui interdisaient le repos : qu’importe puisqu’ils l’avaient libérée ! Le désert de Zaatari s’était soudain peuplé d’êtres humains dont la vie reposait en partie sur ses maigres épaules. Quel bonheur de retrouver ses semblables !
Majdala mourut quelques jours à peine après que l’épidémie eut disparu de Zaatari. Les médecins furent surpris par la fulgurance du mal qui l’emporta, les malades traversant généralement plusieurs jours d’agonie douloureuse avant de décéder. On la retrouva sur sa couche, ses longs cheveux détachés. Son teint était d’une pâleur presque irréelle. Majdala ne priait jamais. Elle n’en avait pas le temps. Pourtant, ses yeux entrouverts étaient tournés vers un pan de la tente qui laissait voir le ciel et sa bouche esquissait un sourire étrange, qu’on attribua à l’ultime manifestation d’un délire nocturne.
Ce jour-là on se rassembla dans le camp et on fit une grande fête pour célébrer la fin de l’épidémie. Tout à la joie de la délivrance, on oubliait, déjà, la petite Majdala qu’on venait d’enterrer dans un coin reculé de Zaatari, loin des clameurs d’allégresse et de la vie retrouvée.

En attendant Madeleine
Prix de la nouvelle Delacroix – Clotilde Ravel – Deuxième prix

Née à Lyon le 3 février 1995, Clotilde Ravel a passé son enfance et son adolescence à Annecy (Haute-Savoie). Elle a ensuite suivi des études supérieures à Sciences Po. Passionnée d’écriture, de littérature, de politique et d’histoire, elle a choisi un programme spécialisé sur le continent africain. Elle dirige en 2016 la publication d’un recueil collectif de nouvelles intitulé « Eclats d’Afriques » aux Editions l’Harmattan.
À la rentrée 2016, elle intègre l’Ecole de Journalisme de Sciences Po.

En attendant Madeleine

J’attends Madeleine. Madeleine, c’est mon horizon, vous connaissez la chanson... Moi, je ne suis pas belle, mais Madeleine, elle m’aime quand même. Même si elle me fait souvent attendre. Ça n’a rien à voir, on peut aimer quelqu’un et être en retard quand on a rendez-vous avec lui. Du moins, j’essaie de m’en persuader pour faire taire les voix, les doutes et les angoisses dans ma tête. En contrebas, les vagues luttent contre les parois des falaises. J’attends toujours Madeleine au même endroit, sur ce banc, et toujours les voix me reviennent, au même rythme que les éclats de l’écume. C’est ici que j’ai vu Madeleine pour la première fois. J’avais déjà de la chance qu’elle n’ait pas été en retard à cette rencontre inattendue, un soir de juin où je n’espérais rien, où j’étais seulement venue peindre la mer et m’user les yeux sur ses danses. Il n’y a pas de hasard, seulement des rendez-vous, je le sais, maintenant.
Les jambes croisées, mon carnet posé et mon crayon levé, je dessine en attendant Madeleine. La mer parle d’orage. Il fait encore beau, mais je connais le ciel : celui-ci se prépare au pire. Je peins mille nuances de gris en silence, les yeux fixés sur le papier. Je ne suis pas vraiment conforme à l’idée que l’on se fait d’une personne assise seule sur un banc. Ou peut-être que si. Je ne suis ni jeune, ni vieille. Ni blonde, ni brune, un entre-deux. Ni vraiment bien habillée, ni guenilleuse.
Pantalon noir, pull beige, souliers marron. Un look qui ressemble à mes tableaux : un peu pastel, souvent tristes, jamais colorés.
Heureusement que ma rente me permet de ne pas avoir à chercher des acheteurs. Je ne peins pas pour les autres, je peins pour Madeleine. Je peux passer mes journées et mes nuits ici, à peindre, à attendre qu’elle se décide à arriver et qu’elle remplisse ma vie de sa présence. Les personnes seules assises sur un banc, on croit souvent qu’elles sont vieilles, veuves ou patibulaires. Moi, je ne suis rien de cela. Moi, j’attends Madeleine.
Les cœurs seuls voient des invitations à s’asseoir dans tous les vides du monde, surtout la place sur mon banc. Je n’aime pas vraiment les humains. Je n’aime que Madeleine. Mais les solitaires, ce n’est pas pareil. J’aime le voile gris qu’ils ont devant les yeux quand ils regardent au loin comme s’ils attendaient quelque chose. Ils ne me dérangent pas, tant qu’ils sont prêts à laisser la place à Madeleine quand elle arrivera. On peut dire ce qu’on veut, les bancs ont beau avoir assez de place pour accueillir trois personnes, le seul nombre qui vaille, c’est deux. Elle va arriver, je ne suis pas folle, je sais qu’elle viendra. Ça ne finira pas comme la chanson.
J’ai décliné l’attente sous toutes ses formes. Elle est ce qu’il y a de plus beau, au fond. Les retrouvailles peuvent décevoir. Pas les attentes, parce qu’on y met ce qu’on veut. Tout ce qu’on a d’amour, de tendresse et de hâte. Et de l’espoir sans condition. L’imagination prend le pouvoir, l’attente permet tout. Si ça se trouve, Madeleine n’est même pas belle, c’est mon attente qui la rend belle. Mais non, Madeleine est belle, plus belle que tout. Je le sais. Mais quelquefois, quand je pense à elle, je vois son visage se transformer, ses traits deviennent cruels. Elle ne l’est pas, ce sont mes angoisses qui prennent vie dans ses yeux, parce que j’ai plus que tout peur qu’elle s’en aille. La peur prend possession de ma tête, de mon ventre, de mon cœur, et elle tourne à m’en faire exploser la raison, et moi je ne sais pas faire taire les visions qu’elle fait naître en moi.
Un jeune homme aux cheveux longs vient de s’asseoir à côté de moi. Je l’ai vu examiner les autres bancs avant, mais il a choisi le mien. Bien qu’ils fassent tous face à la mer, les bancs ne sont pas égaux, niveau point de vue. Quand on est assis sur mon banc, il n’y a pas de barrière qui empêche le ciel, pas de lampadaire qui l’éclaire, aucune de ces traces humaines détestables. Juste le banc, et rien devant, à part la mer et le vide. Ce banc parle de liberté ; c’est pour cela que je le choisis. Il a vu juste, le petit. Il porte un carnet géant, je parierai qu’il est étudiant en art. Ce sont ceux qui ont le plus besoin de voir la mer. Je me retiens de lui demander pourquoi. On ne peint pas la mer à vingt ans. On saute à travers, on s’y noie, on y plonge mais on ne la peint pas.
Quand il s’assoit, il me salue, sans effusion, ça tombe bien je n’aime pas les courbettes, ça me donne l’impression d’être vieille. Il commence des esquisses, comme ça, sans préavis, sans me demander s’il a le droit de dessiner mon paysage. J’économise mes mots et je me dis que je peux bien partager, après tout. D’autres sujets méritent des emportements ; il y a bien assez de sources d’indignation dans ce monde pour ne pas avoir envie de se fâcher avec un étudiant en art. Il se retourne et me sourit légèrement. Je lui réponds que j’attends Madeleine. Il acquiesce comme une évidence. On reste là, assis sur un banc, inconnus, jusqu’à ce qu’il ait fini son paysage et qu’il me salue en partant. « Passez le bonjour à Madeleine ». Je suis seule, à nouveau ; c’est plus simple pour penser à Madeleine.
Madeleine et la mer se confondent dans mes pensées. Elle n’est pas facile, la mer. C’est une reine qui donne seulement la permission de l’admirer, jamais de la posséder. Je vois la mer dans les yeux de Madeleine et sa longue chevelure prend la forme des vagues. Elle ondule à ma hauteur, indomptable. Mes pensées vont et viennent de l’une à l’autre, continuellement.
Heureusement, l’arrivée de Marie me sort de mon état naufragé. Elle a bien connu Madeleine ; elle sait pour nous deux. J’ai souvent peur qu’elle crache le morceau, parce qu’elle est ailleurs, elle semble toujours flotter quelque part hors de ce monde. Elle a des baluchons tout autour d’elle et une éternelle cigarette à la bouche, pourtant je n’ai pas pu m’empêcher de lui faire confiance. La confiance n’est pas une histoire d’habits, bien au contraire. Je fais bien moins confiance aux gens bien vêtus, ceux qui ne se saliraient pour rien au monde, et surtout pas pour aider leurs semblables. Je la vois tituber vers moi. Elle aussi préfère les bancs de la folie à l’indifférence et l’incertitude.
Je vois les regards réprobateurs des promeneurs, ces ombres qui marchent un peu en contrebas sans jamais oser s’approcher trop près du vide. Les gens m’ennuient car ils vivent sans risque, disent des banalités, et ont toujours besoin de réponses. J’ai toujours préféré les fous, les fous de quelque chose, de quelqu’un, fous d’être sauvés. Les sobres, ils me font doucement rire. Avec leurs regards qui lancent des « Oh ! Mon Dieu ! » sans bruit. Qu’ils gardent leur pitié pour les femmes qu’ils trompent, les hommes qu’ils trahissent. Qui est vraiment le pire, entre elle et eux ?
Marie arrive à ma hauteur, elle souffle d’avoir grimpé la petite côte entre le chemin et mon banc. Elle me sourit, avec ses trois verres de whisky dans le nez elle a presque l’air heureux, malgré ses yeux rougis. Il est 10h seulement, le début de la matinée encore, mais je suppose qu’elle s’est levée tôt. Marie, je l’ai toujours connue comme ça. Je ne connais pas toute son histoire, je ne sais pas ce qui s’est brisé un jour ; le cerveau, le cœur, l’âme, qu’est-ce que ça change ? Je ne sais pas pourquoi elle a perdu le contrôle. Je crois qu’elle a juste décidé de lâcher les rênes. C’était le moins violent des détonateurs. Aujourd’hui, son corps ne répond plus. Ou seulement à l’appel du vide et des vapeurs alcoolisées. Elle vacille, elle boit un verre, et ça va mieux, mais ça ne dure pas longtemps. Alors il lui faut reboire un petit coup. Un dernier. Le risque c’est de confondre le dernier de la journée et le premier du jour suivant. Il y a un peu de moi dans tous les gens que je rencontre sur ce banc. Un peu de Madeleine, aussi. Madeleine que j’attends toujours.
Marie a travaillé avec Madeleine il y a longtemps déjà. Des jobs pas très avouables, où il leur suffisait d’être belles et de ne pas se fatiguer. Ça ne me met pas en colère, car je sais bien que Madeleine préfère le sexe au féminin. Le reste, ce n’était qu’une obligation professionnelle. Madeleine donnait son corps mais retenait son âme. Ce qui me met en colère, c’est la façon dont elle s’en est sortie. Un beau matin, un passant qui n’était même pas un client lui a proposé un travail d’assistante, un vrai travail rémunéré. Sans jamais rien demander, Madeleine obtient toujours tout. Et même plus. Juste comme ça, pour ses beaux yeux, elle a tout quitté. Il lui avait promis de ne rien lui demander en échange. A sa place, je ne l’aurais jamais cru. Mais elle a accepté. Comme pour me donner tort, le passant ne lui a effectivement jamais rien demandé. Si je croyais en Dieu, je dirais que c’est un saint. Il ne pouvait pas souffrir de la savoir dans la rue ; il disait avoir vu en elle quelque chose de différent. Moi aussi, c’est pour sa différence que j’aime Madeleine. Et Madeleine, elle n’aime que moi, même si elle ne le sait pas. Je suis arrivée trop tard dans sa vie, elle avait déjà accepté le contrat et elle ne veut pas le briser, elle dit qu’elle est engagée et ça sonne presque religieusement dans sa bouche. À cause de son passant, Madeleine me délaisse. Quand elle ne peut pas venir, c’est parce qu’il la retient. J’ai souvent souhaité qu’il disparaisse.
Heureusement, Marie est là, ça fait passer le temps. On discute un peu, on n’utilise pas beaucoup de mots mais on se comprend, et elle partage mon secret. L’amour devrait pouvoir se crier sur les toits au lieu d’être confiné entre nos murmures. Madeleine est mon amour caché de tous, du ciel et de l’orage qui arrive. Seules Marie et les étoiles sont au courant.
Marie n’a pas besoin de me demander pour savoir que j’attends Madeleine. Elle veut savoir comment elle va. Elles sont brouillées, Marie et Madeleine, et c’est dommage parce que leurs prénoms vont bien ensemble. C’est à cause de leur passé. Madeleine ne veut plus en entendre parler, et le passant lui a fait promettre de ne pas garder ses anciennes connaissances, celles qui risquent de la ramener à ses vieux démons. Il décide de beaucoup de choses dans sa vie. C’est aussi pour ça qu’on se voit moins souvent, parce qu’elle doit trouver des excuses pour s’échapper à chaque fois. Je lui en veux, mais ça va mieux quand elle sourit. Ça apaise ma colère pour un instant. Elle a un beau sourire, Madeleine, un beau sourire triste et mélancolique. Elle n’est pas de ces femmes qui rient à gorge déployée et bruyamment, son bonheur est silencieux. C’est pour cela que je l’aime, parce qu’elle est trop belle pour être heureuse à haute voix.
Si elle laissait tomber le passant, on pourrait vivre heureuses, elle et moi, dans ma maison. Mais Madeleine dit qu’elle est attachée à son passant. Attachée plus qu’à moi ? Pourquoi n’a-t-elle pas le courage de le quitter ? Madeleine est cruelle, sans doute parce qu’elle est belle.
Marie doit partir avant que Madeleine n’arrive, sinon Madeleine m’en voudra de continuer à la voir. Elle s’éloigne. Une maman et son petit arrivent comme pour la remplacer. Le petit a un lacet défait. Ils s’assoient un instant pour contempler le paysage. Je me rends compte que je m’étais trompée, on peut mettre trois personnes sur un banc s’il y a un enfant.
Il fait nuit à présent. Madeleine arrive souvent à ce moment-là. Depuis le jour où nous nous sommes rencontrées, elle est venue chaque nuit. Hier soir, elle m’a fait patienter encore plus que d’habitude. Elle a de la chance que je l’attende malgré tout, encore aujourd’hui. Elle ne sait pas à quel point je l’aime. Je lui dirai quand elle arrivera. Je lui dirai que je l’aime dans mes attentes, mais pas seulement. Parfois, quand elle n’arrive pas, je me rends compte que je l’aime encore plus que je ne la hais de ne pas être là.
Je me mets à penser au passant de Madeleine. Son sauveur. J’en ris. Hier, Madeleine voulait me quitter. Elle voulait se consacrer uniquement à sa tâche chez le passant, à son travail bien comme il faut et son quotidien rangé, bien ordonné. Elle voulait que je la laisse vivre, vivre cette vie qui n’est pas la sienne, je le sais. Je l’ai maudite, haïe et pire encore. Peut-être lui avait-il finalement avoué son amour. Madeleine pensait que je ne serais pas capable de lui faire du mal, à elle. Elle avait tort, ce sont les personnes qui nous sont les plus proches que l’on peut blesser le plus cruellement. Quant à lui, je n’avais même pas besoin de le toucher pour lui faire mal. C’était le prix à payer pour anéantir le passant et venger mon amour.
Je me revois poussant Madeleine, du haut de la falaise. Son regard étonné. Ses cheveux dans le vent de la chute. Mon sourire et mes larmes. Sa bouche ouverte.
Madeleine. Tu ne voulais plus m’aimer. Quand les flots rejetteront ton corps, tu ne seras plus Madeleine. Seule la mer connaîtra ton nom. Tu seras Madeleine échouée sur le sable, dans le désert de mon amour.
Je suis toujours sur mon banc, face à la mer. Si on me demande, je dis que j’attends Madeleine.
J’ai tué Madeleine mais je l’attends encore.

Prix de la nouvelle Delacroix – Ariane Hahusseau - Troisième prix

Après avoir passé sa scolarité à l’étranger, Ariane Hahusseau a suivi des études littéraires en classes préparatoires à Lyon. Passionnée par la littérature britannique des XVIIIe et XIXe siècles, elle a ensuite complété un Master 1 de lettres à Londres, à l’Université de King’s College. Elle a effectué un stage aux éditions du CNRS à Paris ; elle poursuivra ses études à la rentrée prochaine en Master 2 de littérature comparée à la Sorbonne.

Le reflet de la Madeleine

Depuis bientôt une demi-heure, le jeune homme observait, pénétré de curiosité, une vieille dame, engloutie sous d’austères habits noirs qui rappelaient la mise des religieuses. Un voile sombre laissait apparaître un visage très pâle d’une incessante mobilité. Absorbée dans la contemplation d’un tableau de Delacroix exposé à l’École des Beaux-Arts, elle semblait avoir oublié le reste du monde et faisait courir son regard vif sur les chairs blafardes de la Madeleine, ses yeux mi-clos, son impassibilité, son détachement mystique, avec un air d’exaltation profonde. Sur sa bouche tremblait un sourire mélancolique ; dans ses yeux clairs que la ferveur rendait brillants voguait quelque souvenir doux amer. Attiré, irrésistiblement, le jeune homme s’approcha de la figure noire qui se retourna vivement. Ses yeux expressifs et profonds sondèrent l’intrus puis, sentant un ami dans ce jeune homme aux traits avenants et aux lèvres minces, son visage se détendit.
« Que pensez-vous de la Madeleine de maître Delacroix, Monsieur ? demanda-t-elle, tandis qu’à ce doux nom s’était ranimé l’éclat fiévreux de ses yeux.

- Ce tableau me trouble, Madame. Sa quiétude me semble un masque, la surface lisse et opaque de quelque drame nébuleux et enfoui. Il me semble montrer bien plus que ce qui est effectivement peint.
La vieille dame semblait se recueillir sur la gravité des paroles proférées par une bouche si juvénile.

- Monsieur, commença-t-elle au bout d’un silence, ce tableau vous semble receler un mystère, abriter la tempête derrière l’accalmie ; aussi avez-vous senti juste. Vous avez sans doute observé mon… attachement pour le tableau.
Ici une pâleur morbide gagna ses joues creusées par les années.
C’est que, voyez-vous, je connais son histoire et cette toile est bien plus qu’une Madeleine au désert. Laissez-moi vous la conter.
Il y a à peine soixante ans, en septembre 1827, l’actrice irlandaise Harriet Smithson enflammait les planches de l’Odéon dans le rôle d’Ophélie et faisait découvrir au public français le génie de Shakespeare. Il se trouvait dans la salle une toute jeune fille, de dix-neuf ans à peine, que ces longs cheveux blond cendré et la blancheur de son teint faisaient ressembler à quelque Madone de Raphaël, tandis que l’éclat passionné et intense de ses yeux vert d’eau laissait entrevoir le tempérament enflammé d’une héroïne dramatique. La jeune fille se sentait saisie d’une ivresse délicieuse en s’abreuvant de la poésie imagée du dramaturge anglais que l’incarnation de la palpitante comédienne rendait plus vivante encore. Ce soir-là fut de ceux qui décident d’une vie. La jeune fille serait comédienne.
Elle attendit fiévreusement les deux ans qui la séparaient de sa sortie de l’hôtel de Corberon, maison d’orphelines de la Légion d’honneur, non sans s’être secrètement procuré les traductions de Shakespeare par Ducis dont elle savait presque chaque rôle par cœur. Gouvernante dans une famille bourgeoise le jour, elle réussit, à force d’insistance, à convaincre le directeur d’une petite troupe de la prendre à l’essai et devint comédienne la nuit, ce à l’insu de sa famille. Son talent exalté et son instruction manifeste lui permirent d’aspirer rapidement à des premiers rôles. On jouait surtout Hugo et Dumas et son personnage de Marguerite de Bourgogne dans La Tour de Nesle lui valut la louange de la critique. Ce succès l’incita à proposer au directeur de monter des tragédies de Shakespeare. On donna d’abord Othello, qui fut favorablement reçu, puis Hamlet, qui fit la fortune du petit théâtre : désarmante de beauté virginale et farouche, avec ses cheveux cendrés qui retombaient, dramatiquement emmêlés sur ses épaules blanches ; touchante d’une folie candide et désespérée, son regard transparent accusant l’égarement extrême, la jeune fille habitait Ophélie d’une manière à la fois si mystérieuse et si éclatante que le public n’avait d’yeux et d’applaudissements que pour elle.
Un soir qu’elle sortait de sa loge, assez tard pour que la longue attente eût découragé les quelques admirateurs assez amourachés pour braver le froid de décembre, un homme se détacha soudain de l’ombre de la ruelle et s’avança vers elle. Il portait un long manteau noir qui lui donnait une démarche féline et rapide et un chapeau simple mais élégant dissimulait ses traits à la jeune fille. Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques mètres, elle constata qu’il pouvait avoir trente-cinq ans, que son visage pâle à la moustache bien taillée, aux yeux noirs brillants et scrutateurs, aux épais cheveux d’ébène révélait un tempérament agité et sauvage mais aussi une mélancolie douce qui lui inspira confiance.
“Mademoiselle, je vous prie de ne point vous effrayer d’être abordée, à une heure si indue, par un étranger, commença l’inconnu. Je suis peintre et souhaiterais vous peindre en Ophélie, car voilà longtemps que j’en cherche l’incarnation.” Ces paroles lapidaires avaient été dites sur un ton où perçait pourtant l’enthousiasme mais la pudeur du peintre l’avait retenu de s’épancher sur l’émerveillement qu’il avait ressenti en voyant vivre et mourir devant lui, pendant quelques heures, l’héroïne de Shakespeare qui hantait ses esquisses. La jeune fille, sentant battre sous cette large poitrine le cœur d’un artiste passionné, fit mine d’hésiter une minute puis accepta avec un sourire. Ce sourire, qui fut réciproque bien que fugitif sur les lèvres du peintre, scella leur alliance.

- Elle venait de rencontrer Eugène Delacroix ? interrompit le jeune homme, les yeux arrondis par l’émerveillement. La vieille dame répondit par un sourire malicieux qui illumina son regard limpide et profond.

- Quelques séances suffirent à la jeune comédienne pour se sentir à l’aise avec ce peintre à l’allure si sévère mais qui, au fond de lui, cachait la sensibilité exacerbée d’un artiste de génie sachant saisir de son pinceau la pensée indécelable, l’âme immortelle. La mort d’Ophélie, ou plutôt ce glissement imperceptible de la vie à la mort, du chant clair à l’écoulement silencieux du ruisseau, fut le moment choisi par Delacroix, inspiré par ces vers mélodieux, glissants, humides de la rosée des fleurs et d’une féérie pleine de doucereuse folie.
Ici, la narratrice ferma les yeux et sa voix bruissa comme la source :
“Her clothes spread wide ;
And, mermaid-like, awhile they bore her up :
Which time she chanted snatches of old tunes ;
…Her garments, heavy with their drink,
Pull’d the poor wretch from her melodious lay
To muddy death.”
Comme sous l’effet d’une brusque secousse, elle rouvrit des yeux humides, fixa la Madeleine un moment puis saisit la main du jeune homme qui, recueilli, avait respecté son émotion. « Regardez le tableau avec mes yeux et vous verrez Ophélie, fit-elle avec exaltation. On distingue encore les magnifiques cheveux blond cendré de la jeune comédienne, qui avaient un éclat de soleil alors mais que le peintre a depuis engloutis de l’obscurité de la grotte, qui n’est autre que la tombe. Voyez la cavité de la roche jusqu’où a dérivé Ophélie, le carré bleu de ruisseau dans le coin droit du tableau, amenant l’onde pure sur la poitrine de la noyée, car il y avait de l’eau, claire et frémissante, jusque sous son cou blafard. Ses yeux étaient alors ouverts, translucides, absents, éthérés, paraissant plongés dans des royaumes inconnus. Entre la vie et la mort, elle semblait épouser l’eau avec quiétude, dans une agonie bienheureuse, amène, presque lumineuse. Il y avait des fleurs noyées dans la pénombre, rappelant l’évanescence de la vie, de la raison, du bonheur. Une Ophélie si pâle dans tout ce noir, une Ophélie d’eau, de roche, de silence.

- Mais alors, qu’arriva-t-il pour que le tableau fût transformé ? s’exclama l’auditeur intrigué par la tristesse qu’il devinait sur le visage parcheminé de son interlocutrice.

- Aussi le saurez-vous bien vite, répondit celle-ci. Ecoutez. La jeune femme avait trouvé en Delacroix non seulement un des plus grands peintres de son époque mais un ami de cœur, un époux d’esprit, le confident de chaque peine et de chaque pensée. Ces deux âmes solitaires, qui avaient choisi de vivre pour leur art avec cet abandon entier et désintéressé, s’épanchaient dans la pénombre douce de l’atelier, avec l’intime jouissance d’avoir enfin trouvé l’être à même de comprendre leurs éblouissements comme leurs tourments. Du peintre, la comédienne avait appris à apaiser les éclats de désespoir cynique, par la chaleur de ses paroles ou la pression d’une main, à reconnaître en lui la loyauté altière de ces fauves d’Afrique qu’il aimait à peindre, la bonté muette mais agissante de l’artiste plein de pudeur. D’elle, le peintre admirait la sensibilité douloureuse des artistes vrais, la vivacité débordante des imaginations fécondes, la sublime force de caractère de ces natures où la fragilité n’a d’égale que la pugnacité du cœur.
Alors que la toile d’Ophélie était presque achevée, la jeune femme arriva en pleurs à l’atelier de son ami qui, sans la forcer à parler, l’amena peu à peu à se délivrer de sa douleur. Après avoir déjà perdu trois frères de la phtisie, elle venait d’apprendre que son cadet, le dernier frère qui lui restât, se consumait de ce même poison. Alors, sans réfléchir à ce qu’elle disait, brûlante de fièvre et de chagrin, elle avait juré à la Vierge de se retirer dans un couvent pour le reste de ses jours si elle sauvait son frère. Prenant soudain conscience de l’abîme de renoncement et de ténèbres qui s’ouvrait devant elle si ce vœu s’exauçait, redoutant la folie, elle était venue se réfugier chez son ami.
Un jour, Delacroix ne la revit plus ; son frère avait guéri. La jeune femme fut tentée d’écrire au peintre mais elle ne pouvait se rappeler la vie à laquelle elle venait de renoncer sans qu’un poignard lui labourât le cœur. Elle resta murée dans le silence, s’emprisonna dans le désert du couvent, troquant les rutilantes métaphores shakespeariennes contre l’aridité des patenôtres, les chamarrures des costumes de théâtre contre l’habit de deuil noir des religieuses ; sa lumineuse chevelure perdit son éclat doré et s’assombrit ; enfin ses yeux cristallins se ternirent. Elle venait d’immoler sa vie d’artiste.
Plus de vingt ans s’écoulèrent. Elle oublia tout de Shakespeare, tout de son ami Delacroix, tout, enfin, du tableau. Un jour qu’elle était appelée à porter des soins dans une riche maison bourgeoise et passait dans l’antichambre, elle se figea soudain, la respiration coupée, les mains tremblantes. Sur le mur était pendue, dans un splendide cadre aux moulures dorées, son Ophélie, mais assombrie, desséchée, sans fleurs. Elle ne se trompait pas pourtant, c’était bien elle, inimitable par la touche sûre et floue de Delacroix. Revenue de sa stupeur, elle s’approcha et lut “La Madeleine dans le désert”. Ses jambes lui manquèrent et elle chercha un appui contre le mur en laissant échapper un cri étouffé. Alors à ses paupières, que l’aridité de sa cellule avait desséchées, perlèrent des larmes douces qui la délivrèrent d’un emprisonnement de vingt années. Elle n’eut que le temps de se remettre de son trouble car on appelait sœur Madeleine dans la chambre du malade.

- Sœur Madeleine ? fit le jeune homme en ouvrant des yeux ébahis sur son interlocutrice. Ainsi la Madeleine… c’était elle. C’était à elle que Delacroix avait rendu un ultime hommage.
Une lueur humide trembla dans les prunelles azurées de la narratrice qui concentrèrent insensiblement l’intensité et la limpidité du ruisseau.
- Oui, murmura-t-elle. Elle était devenue elle-même, Madeleine, qui avait exhalé, comme Ophélie, le parfum éphémère des roses avant de devenir abnégation et sacrifice, telle la Magdalena, disciple du Christ. »
Le jeune homme observait la vieille dame qui, les yeux mi-clos, fixait la toile d’un air tendre et recueilli mais ne put saisir le murmure inaudible qui mourut sur ses lèvres rosies d’émotion. Son attention fut alors absorbée par le tableau et il ne se rendit pas compte qu’elle avait disparu, aussi fugitivement que quelque fantôme du passé revenant hanter les lieux chers à son bonheur d’antan. En se tournant de nouveau vers la toile, il constata que quelque chose avait changé, qu’une profondeur nouvelle s’épanouissait devant ses yeux. Entre l’eau et le désert, entre la passion et la plénitude, entre le suicide et la résurrection, Madeleine redevenait Ophélie, l’héroïne shakespearienne se métamorphosait en sainte chrétienne. Le tableau prenait vie, enfin, de toutes les vies auxquelles il avait puisé et leur souffle semblait soulever la toile dans l’ombre grandissante. Alors le jeune homme se recula d’un pas et il lui sembla saisir quelque nouveau trait appartenant à un autre visage. Ce n’était ni Ophélie ni Magdalena. C’était la vieille dame. Oui. C’était ce sourire étrange de la vieillesse qui sait ; ces yeux à demi refermés sur un lointain passé. Le génie de Delacroix avait su peindre l’avenir de sa Madeleine dans son reflet.
Déjà la pénombre du soir tombant envahissait la salle. Seule la Madeleine continuait de rayonner d’un éclat singulier.